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L’actuel débat sur l’adoption ou le refus de la « constitution européenne » par les Français repose sur la question de savoir si nous aurions intérêt ou non à limiter par le moyen juridique les dérives et excès de la mondialisation économique. Si la question nous paraît parfaitement légitime, l’idée de remédier par le droit au « dumping social » et autres délocalisations que nous impose le marché mondial nous semble dépassé. Voilà en effet plus de vingt ans que l’internationalisation, puis la mondialisation économique ont implicitement, mais sûrement changé les bases théoriques du contrat social qui lie les citoyens à leurs Etats.

L’argument du changement a, en toutes circonstances, été celui de l’idée libérale. Mais cet argument s’est, au fil du « coup d’Etat économique », révélé n’être que prétexte. En effet, l’idée libérale, philosophie politique plutôt tempérée, s’est vue peu à peu travestie par un capitalisme mondialisé et surpuissant. Il faut dès lors prendre acte: il y a bien disjonction entre libéralisme et capitalisme, ce dernier devenant même fortement liberticide. Et dans cette logique, le politique a cédé, sommant l’Etat libéral de s’en tenir à ses prérogatives régaliennes. De ce mutisme d’Etat est né un « droit » nouveau structuré selon la loi de l’offre et de la demande du marché mondial. Dans cette perspective, se déclarer contre la constitution européenne  -qui n’est en réalité qu’un traité constitutionnel- consiste à croire que ce texte amendé résoudrait nos problèmes économiques. Bref, que le droit peut encore quelque chose pour nos intérêts nationaux.

Pour bien comprendre ce « coup d’Etat de l’économie sur le droit », il faut désormais bien distinguer droit économique et ce que nous appellerons normativité économique. Le droit économique est toujours un droit positif d’Etat que le politique a surtout utilisé pour développer les libertés économiques. Et c’est bien ce cadre juridique de la concurrence au maillage beaucoup trop large ou inexistant – aucun droit mondial de la concurrence dans les accords OMC – qui a engendré cette normativité économique, résultat d’un phénomène d’économicisation du droit et de juridicisation de l’économie. Or, cette normativité économique s’impose aujourd’hui sans l’aval du politique et des Etats, tout en étant pourtant contraignante comme un droit d’Etat. Ces normes économiques nous apparaissent ainsi sous forme de standards mondiaux techniques et financiers. Dès lors, un prix mondial s’établit par le marché plébiscitant telle technique en matière de téléphonie, d’informatique ou d’agriculture, de production d’aciers, de bois, etc.

Les souverainistes et autres partisans du « non » s’aperçoivent en réalité que la normativité économique et son diktat du chiffre pratiquent essentiellement la liberté aliénante du plus fort et se trouve de fait en concurrence avec le droit positif des Etats. La norme économique, nous disent-ils, a même pour effet de déstructurer l’Etat de droit et ses valeurs républicaines sous-jacentes considérés comme autant d’obstacles aux libertés financières.

Quant au camp adverse, libéraux flamboyants, ils remédient à ces critiques d’ordre éthique en arguant que la normativité économique puise sa légitimité dans une sorte de démocratie directe: en l’occurrence, celle des consommateurs. Ainsi, la normativité économique de la démocratie de marché ne nécessite pas de fondements ontologiques ou éthiques très élaborés. Sa légitimité est puisée dans l’acte d’achat renouvelé du consommateur. De fait, le marché asservit tout simplement le droit économique d’Etat. Et ce « coup d’Etat » réussit puisque le droit des Etats européens reprend souvent ces standards technico-financiers en réalité développés ou surdéterminés par le marché mondial. Le politique comme le juriste devraient donc prendre en compte qu’un texte de droit, même du niveau d’un traité constitutionnel européen, n’aura plus l’autorité pour entraver ce que veut le marché mondial. Ainsi s’exerce la puissance économique à l’évidence supraconstitutionnelle de la démocratie de marché.

Mais, un sérieux problème demeure quant à l’appréhension du caractère réellement démocratique de ce marché mondial. En effet, si l’on considère que le vote du citoyen des démocraties représentatives d’Etat a pour pendant l’acte d’achat du consommateur de la démocratie marchande mondialisée, il n’en reste pas moins que les bases électorales et consuméristes n’ont pas la même surface. En effet, si la démocratie d’État tend à s’imposer au moins comme modèle de référence dans presque toutes les régions du globe, il n’en est pas de même pour la démocratie de marché. Et cela fort paradoxalement, puisqu’il importe bien souvent plus à l’homo sapiens de consommer que de voter. Acheter, capitaliser est le grand rêve du moment, mais l’accession du citoyen votant à la démocratie de marché reste problématique. En effet, il apparaît que si le suffrage est généralement universel dans les démocraties d’Etat, il est en réalité fortement « censitaire » en démocratie de marché. Le jeu économique « libéral » connaît là son traditionnel problème de redistribution des richesses. Or, acheter, selon notre réflexion, c’est en quelque sorte « voter » pour ces standards technico-financiers qui acquièrent force de « loi ». Et investir, dans tel ou tel secteur industriel, c’est d’une certaine manière « gouverner ». Le problème démocratique pour l’heure insoluble est donc ce phénomène de concentration des pouvoirs par le jeu capitalistique nous montrant une démocratie de marché dont la base électorale – les consommateurs – peine à s’élargir et dont les équipes gouvernantes se réduisent par fusion-absorption d’entreprises. Qu’on le veuille ou non, l’Europe est bien prise dans cet engrenage auquel son droit se soumet et ne peut que se soumettre.

La démocratie se heurte donc au gouvernement par les seuls chiffres. Voilà la faille du contrat social nouveau. La sacro-sainte rentabilité financière devenant assez logiquement totalitaire, toutes les activités de la vie en société sont envisagées selon les critères économiques et techniques à satisfaire sous peine de disparition. Le remède à cette dérive par les chiffres se trouve bien sûr dans les mots. Seuls de nouveaux concepts de philosophie politique nous permettront de construire une économie de droit comme s’est construit l’Etat de droit.

Douce utopie pour l’heure, mais croire que la « constitution européenne » peut changer quelque chose à la mondialisation économique en cours en est une autre. Seul un phénoménal et impensable retour en arrière rendrait le pouvoir aux Etats et à leur droit. Ceci posé, les consommateurs et salariés occidentaux semblent réaliser que la division et la spécialisation planétaire du travail amènent aussi celles de la misère. Mais trop tard, constitution ou pas, voilà longtemps que l’Europe s’est fait damer le pion par l’économie. Quant à la France, n’en parlons plus ?!

Journal « Les Echos » du 14 octobre 2004

Christophe LEROY
Maître de conférences
Université de Paris XII Saint-Maur.