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L’Etat contemporain et le contrat social qu’il est chargé de faire respecter sont consubstantiels à l’idée d’un droit légitimé par la démocratie, du moins est-ce le dogme rassurant auquel le discours politique dominant tend à se conformer. L’œuvre civilisatrice nous semble se prolonger au niveau international par la signature de nombreux traités concernant les droits de l’homme ou le respect des droits de l’environnement. Cela au point même d’instituer sur certains thèmes une police médiatique du discours à rendre envieux les régimes totalitaires les plus zélés. S’il reste un domaine qui accuse une faiblesse persistante dans l’élan mondialisateur de la civilisation occidentale, il s’agit bien du domaine économique et financier. L’idéologie du libre échange tient l’entreprise juridique en échec et plus particulièrement le droit public qui recèle pourtant des spécificités pouvant limiter l’uniformisation des cultures et des économies du monde entier. Il pourrait par exemple être utilisé le droit de la concurrence dont le maillage juridique appliqué au niveau mondial contribuerait à la mise en œuvre d’un libéralisme plus cohérent. Les pères du GATT avaient bien senti cette nécessité en proposant dès 1947 avec la charte de la Havane un droit de la concurrence censé remédier aux désordres que peut susciter une trop grande liberté. Ces négociations n’ont pas abouti et c’est le mode du libre échange qui s’est imposé comme clef de voûte du nouvel ordre économique mondial. Sans entrer dans le détail des explications juridiques sur les accords OMC, on retiendra pour l’essentiel que l’ensemble du dispositif tend à vouloir supprimer les obstacles de tous ordres qui peuvent entraver le commerce international (droits de douanes, obstacles non tarifaires, licences d’importation, traitement différenciés des entreprises, contrôle des capitaux, etc..). Une des grandes difficultés de l’OMC vient de nos jours du grave déséquilibre dont est atteint son libre échange. En effet, il nous semble clair que le développement mondial du commerce et de la finance selon les termes libre-échangiste ait abouti à une hiérarchisation économique mondiale dans un classement assez curieux où sont maintenant confondus Etats et sociétés transnationales. Cet état de fait nous semble aujourd’hui constituer une rupture d’égalité constitutive d’une atteinte à la liberté des Etats et des entreprises partie-prenantes au commerce mondial.

Cette situation de vide juridique en matière concurrentielle, conjuguée au libre échange, au lieu de faciliter un développement équitable et équilibré du commerce mondial a en réalité permis aux Etats et aux entreprises les plus développés d’engager un processus de cartellisation de la planète en dehors de tout processus démocratique. Ainsi, l’essentiel du commerce mondial résulte donc d’une entente entre grands que condamnerait fermement les droits internes, européen et américain de la concurrence. Il convient dès lors de négocier essentiellement avec les sociétés transnationales pour savoir quelle est sa place dans la hiérarchie du pouvoir économique et financier mondialisé. Et les candidats au marché planétaire comprennent souvent très vite que les moyens industriels et financiers à mettre en œuvre pour être dans le standard économique mondial ne laissent la place qu’à une poignée d’entreprises dominantes. Les entreprises comme les Etats qui n’ont pas atteint le seuil économique critique du standard mondial (selon le produit fabriqué) doivent comprendre que leur rôle, comme ceux de leurs employés, de leur peuple, est la sous-traitance, et parfois le rachat ou la disparition pour les seules entreprises. Cette hiérarchisation économique et financière implique bien sûr que les échanges ne sont pas libres et que le commerce mondialisé est souvent, pour l’essentiel, du commerce intra-firme ou du commerce pratiqué selon les termes mêmes du chantage économique et de l’abus de position dominante. L’inévitable question se pose alors de savoir qui est le souverain de ce nouvel ordre mondial ? Selon les juristes, le souverain est celui qui a la maîtrise des circonstances exceptionnelles. Or, il apparaît clairement que nos juristes ne peuvent donner de nos jours de réponse à cet état de fait . Aucun gouvernement n’a en effet la maîtrise de la logique guerrière dans laquelle le monde de l’économie et de la finance est engagé. La mondialisation n’est vue que par les meurtrières de l’offre et de la demande et les constructions juridiques les plus évoluées semblent être prises sous le feu du financièrement rentable. L’actualité récente se fait l’expression de ce réductionnisme avec, par exemple, la création de la Zone de libre échange des Amériques. Cet accord se révèle mettre en oeuvre un démantèlement de toute forme d’entrave juridique au marché avec en prime la possibilité pour les investisseurs de mettre en cause la responsabilité des Etats s’ils s’estiment lésés par leurs décisions prises au nom de l’intérêt général. On remarquera dans cette logique que la montée en puissance de ces zones de libre échange est une manière de remise en cause progressive des accords OMC qui commençaient à offrir une structure juridique minimale au commerce international. En être à regretter l’OMC dont les carences en matière de droit de la concurrence, de clause sociale et environnementale sont notoires nous donne la mesure de la régression juridique que constitue cette Zone de libre échange des Amériques. Ce dumping juridique génère certes des profits maximum sur le court terme, mais cela au détriment des droits les plus fondamentaux des démocraties. Reste qu’il faudra bien un jour prendre acte des effets dévastateurs de cette globalisation économique sur les systèmes juridiques démocratiques fondés sur l’intérêt général qui ne seront plus qu’une façade. Cela nous donnera un droit public d’un vertigineux minimalisme.

Ceci posé, les transnationales comme les Etats les plus développés ne sont pas libres de toutes contraintes par le seul fait qu’ils arrivent à jouer à l’international sur les vides juridiques et autres silences politiques. Si le droit positif des démocraties a quelques faiblesses sur le plan international, la démocratie de marché, la démocratie d’opinion et la démocratie financière nous semblent assez contraignantes à leur manière. De ce point de vue, il convient d’être toujours en phase avec le marché. Il faut vendre le produit qui est dans le « standard », savoir habilement gérer son «image»  et enfin satisfaire les «actionnaires». Pour le marché, nul n’est censé ignorer qu’il n’est pas de salut hors du standard industriel, qu’ « on » le crée ou que l’ « on » doive s’y soumettre. Mais les standards, aussi géniaux soient-ils, ne peuvent plus être imposés par le droit des Etats. Il faut donc l’appui de la puissance des financiers pour les imposer. Pour l’image, nul n’est censé ignorer qu’on ne peut pas ne pas être pour la gouvernance, la transparence, la régulation, la protection de l’environnement et le commerce équitable. Les financiers adhèrent généralement publiquement très volontiers à ces notions puisqu’elles n’ont en pratique aucune valeur juridique réellement contraignante au niveau mondial. Enfin, en ce qui concerne les peuples actionnaires, nul n’est censé ignorer -surtout l’élite financière- que la bourse manifeste très clairement leurs exigences par le critère du profit à tout prix, notamment au prix de l’intérêt général que défendent les vieilles démocraties. « Standard », « image » et « profit » sont donc les principes « constitutionnels » de base de la normativité financière mondiale auxquelles se soumettent les Etats comme les sociétés transnationales. Mais force est de constater tout de même que le « profit » exerce sa suprématie, hiérarchise le monde et n’est autre que le Dieu visible de la globalisation. Nous devons nous y résoudre, nos vieilles étatiques démocraties ne sont plus à la mode. Mais dans le même temps, leur droit nous semble un acquis indispensable, comme une garantie pour des acquis sur lesquels il serait inadmissible de céder. Ainsi, à moins de rétablir l’esclavage dans quelques dictatures tempérées par l’assassinat, il reste à Sisyphe à tenter de reconstruire une économie de droit comme il s’est construit depuis la fin du XIX° siècle un Etat de droit. Soit en développant sur les bases juridiques existantes un droit international qui distinguera plus clairement et rééquilibrera les relations entre Etats et puissances économiques. Soit en acceptant cet ordre mondial libéral hiérarchisé au sein duquel devront être conquises ou reconquises toutes les avancées sociales, les droits de l’homme, le droit de l’environnement, etc… La seconde version du scénario nous semble la plus probable bien qu’étant architecturalement la plus novatrice pour les juristes. Il leur faudra pourtant bien vite admettre que le pouvoir échappe de plus en plus aux Etats démocratiques pour s’exercer au sein des grandes entreprises dont une des préoccupations premières est de tenter d’instrumentaliser le politique au bénéfice de leur logique financière. En ce sens, il faut reconnaître que les gouvernements des Etats ne trouvent plus de légitimité à s’opposer à la logique du plus rentable que leur impose la standardisation économique et financière. Cette logique de domination des grandes entreprises a sans doute une cause inavouable de la part des instances démocratiques : Le politique traditionnel est de plus en plus relégué au second plan. Cette secondarisation vient sans doute du fait que les élus n’ont pas de projets alternatifs à proposer à la logique ultra-libérale qui fait pour le moment le consensus planétaire le plus large. Le caractère aussi monopolistique que légitime (avec certains malentendus et autres manipulations…) de l’économie de marché induit donc ces nouvelles formes de démocraties aux effets extrêmement dommageables aux démocraties traditionnelles. Il conviendrait dès lors de trouver un biais pour redonner un réel contrôle démocratique à ce pouvoir transféré au grandes sociétés d’envergure mondiale. Plusieurs solutions sont envisageables, de l’écriture d’un droit constitutionnel des sociétés transnationales à la signature de traités multilatéraux où les Etats comme les sociétés s’engageraient à respecter les droits fondamentaux les plus aboutis sous un étroit contrôle juridictionnel. Il est clair que ces projets ont les accents de l’utopie et dans le même temps, le droit communautaire d’un impressionnisme conceptuel douteux et le droit public interne des Etats membres -devenus de vagues barronies- prennent peu à peu l’air charmant de la ligne Maginot. Le genre humain cède une fois de plus à sa manie consistant à déplacer les problèmes au lieu de les résoudre. Nous passerions ainsi de l’ère des Républiques Bananières à celle des Démocraties Financières…Athènes avait bien ses esclaves…

Christophe LEROY

Maître de conférences

A l’Université paris XII Saint-Maur.