Le concept de régulation a exercé ces dernières années une fascination sur l’homo politicus des plus étrange. Pensant avoir trouvé la panacée aux problèmes économiques et financiers, le politique nous a présenté la régulation comme un nouveau système normatif reléguant aux oubliettes les antiques méthodes d’interventions étatiques inadaptées à la mondialisation déferlante.
Il est vrai que le démantèlement du pouvoir des Etats sur l’économie ne pouvait rester sans substitut. Les plus libéraux reconnaissent quand même que les libertés économiques reposent encore sur quelques constructions juridiques. En remplacement de ces textes qui faisaient de l’économie une affaire régalienne a donc été proposé le concept de régulation plus adapté, semble t-il, à la mondialisation.
Mais que signifie au juste réguler? La régulation serait, selon ses défenseurs, l’ensemble des techniques permettant d’instaurer et de maintenir un équilibre économique optimal requis par un marché connaissant quelques difficultés à s’autoréguler. Cette définition est fort intéressante, mais le juriste y détectera pourtant tout de suite deux graves imperfections. La première tient au doute qu’inspire l’aspect peu scientifique de la régulation appliquée au droit en l’état actuel de son évolution. Cette régulation ne ressemblerait t-elle pas plus à une règle de comportement politique inspirée de ce que nous appellerons «l’économiquement correct» qu’à une véritable règle de droit intégrée à un corpus juridique? La seconde tient aux problèmes éthiques qui sont consubstantiels à la règle de droit. Comment la régulation transmet-elle le juste et le bon à la règle de droit chargée de mettre en oeuvre une politique?
Un léger retour en arrière s’impose sur les origines de la régulation. Initialement et dans un contexte d’esprit de système, la notion de régulation est apparue avec la Cybernétique de Norbert Wiener. Mais, à vrai dire, et bien avant l’avènement de l’ère robotique, les hydrauliciens de toutes les civilisations cherchaient eux aussi à réguler en appliquant leur science aux fluides. Hydraulique ou robotique, la régulation restait cependant dans son domaine qui est l’esprit même du machinisme, l’esprit même de «l’esprit de système» fonctionnant dans un univers de préférence clos pour justement mieux le maîtriser. Quelle ne fut sûrement pas la surprise des auteurs contemporains de Traités sur l’hydraulique de voir un beau jour leurs instruments conceptuels utilisés pour la conduite d’un Etat… Il suffisait tout simplement de se référer à l’étymologie grecque du mot hydraulique pour mesurer l’ampleur de la révolution en cours. Hydraulique vient de hydros (eau) et de aulos (flute), ce qui implique donc un fonctionnement à l’aide d’un liquide dans un conduit…
Voilà qui aurait du faire réagir les souverainistes les plus orthodoxes comme les spécialistes des droits de l’homme les plus déterminés. Mais non, considérer les règles d’un Etat de droit comme de simples conduites et ravaler son peuple à l’état de fluide hydraulique n’est pas apparu aux juristes contemporains comme une inconstitutionnalité infamante. Il est piquant de voir à notre époque, aussi prompte à «s’indigner» de tout envahissement idéologique, que réguler n’apparaisse pas comme une atteinte à la dignité de la personne humaine. N’est-il pourtant pas préférable d’être gouverné ou jugé plutôt que régulé? Non, la régulation, cette régulation économique qui n’a ni définition juridique, ni rang dans la hiérarchie des normes, continue de séduire nos élites politiques et celles-ci la laisse irradier de façon assez fulgurante tout le système juridique.
Ceci posé, les chantres de la régulation pouvaient à l’origine, du moins dans leurs intentions affichées, être tenus comme ayant de louables intentions. L’idée, pour remédier aux déficits de légitimité abyssaux de la classe politique, de créer des régulateurs, c’est à dire des autorités administratives indépendantes composées de «sages», était après tout fort intéressante. Mais la régulation n’est restée au fil de la pratique et de l’évolution des textes qu’un concept essentiellement idéologique et par là même extrêmement difficile à juridiciser. En ce sens, la régulation telle qu’elle a été transposée en droit apparaîtra comme une véritable imposture scientifique aux spécialistes de la robotique et surtout de l’hydraulique.
La mondialisation n’est-elle pas diamétralement opposée à ce que peut être un système clos et maîtrisé, et justement bien maîtrisé parce que presque parfaitement clos? On comprendra pourtant que cette difficulté pour le juriste n’en était pas une pour le financier du libre-échange qui ne voit toujours dans la règle de droit qu’un coût économique à éliminer. La régulation justifie en effet la déréglementation de l’économie par le démantèlement du pouvoir d’Etat tout en maintenant tout de même l’idée qu’un ordre juridique informel est à l’oeuvre selon les lois impartiales du marché.
En ce sens, la montée en puissance de l’idée politique de régulation aura servi de preuve manifeste, s’il en fallait, de la crise que traverse la notion «d’intérêt général» pourtant bien juridicisée. Mais rien n’est jamais simple et l’idéologie libérale régulante reposant sur l’action de l’Etat comme devant se limiter à pallier les passagères défaillances du marché commence elle aussi à éveiller de sérieux doutes. La crise de 2008 et celle que nous vivons actuellement semblent discréditer l’idée que le marché puisse exister sans Etat souverain de son organisation et de son fonctionnement. Certes, gouverner peut consister à réguler, mais la preuve est maintenant manifeste que réguler n’est certainement pas gouverner. En ce sens, la régulation aura bien été cette tentative de substituer au droit étatique une normativité économique des comportements en instaurant au fil du temps un chantage économique à la règle de droit. Aux justifications éthiques qui sont la raison première et intrinsèque à la règle de droit auront été substituées des justifications macro-économiques que l’on considèrera comme fort nébuleuses ou au contraire comme servant des intérêts bien précis.
Sous cette optique, un éclairage nouveau et plus machiavélique pourrait être donné à la régulation. En effet, on remarquera qu’elle a cette tendance lourde à rendre les Etats soumis à son empire complètement et parfaitement statiques d’un point de vue économique. Est ainsi exclue par nature de la notion de régulation la possibilité de mener des stratégies industrielles de grande ampleur qui sont la caractéristique même des Etats véritablement souverains sur la scène internationale. A certaines puissances considérées comme souveraines serait donc confié le gouvernement économique du monde et aux puissances de second ordre reviendrait la régulation de leur secteur de marché mondialisé. Nous décidons, vous régulez…
Ces errements politiques légitimés par la régulation auront en tout état de cause engendré le déclin industriel européen et ces incroyables dérives budgétaires publiques comme privées. Déclins et dérives que les Etats comme les marchés censés réguler auront été incapables de sanctionner en temps et en heure. Le maintien de l’ordre public économique par la régulation restera donc comme une ineptie juridique à laquelle s’ajoute l’échec moral et financier qui sonne un peu comme un déshonneur. Il nous resterait donc maintenant à construire une «économie de droit» comme s’est construit l’Etat de droit. Oui, mais… Cherchons d’abord le souverain… Il a selon l’orthodoxie juridique la maîtrise des situations d’exception…
Christophe Leroy
Le 14 décembre 2011