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La libre concurrence mondialisée : Essai sur les rapports entre le droit du libre échange et le droit de la concurrence.

« L’influence n’a jamais d’effet néfaste que sur les esprits susceptibles d’être domestiqués, ou pour mieux dire, qui prennent le mot influence dans le sens d’imitation »1.

Claude Debussy.

    L’étude de la signification profonde que peut avoir un droit ne peut se réduire à sa mécanique juridique positiviste quand bien même on replacerait celle-ci dans une perspective historique. Le droit public de la concurrence comme le droit du libre échange méritent d’être régulièrement resitués dans les enjeux de pouvoirs économiques et normatifs qui influent sur  leur qualité même de droit censé imposer un maillage juridique bien précis aux réalités économiques. Ces vingt dernières années ont vu l’OMC et l’Union européenne, conformément à leurs objectifs clairement définis, abaisser les droits de douane à un niveau encore jamais atteint. Or, la faiblesse de ces taxes aux frontières a développé le libre échange mondial dans des proportions et selon des termes qui n’avaient vraisemblablement pas été envisagés par les rédacteurs de nos textes sur le droit de la concurrence. Les dernières évolutions du droit du libre-échange nous semblent ainsi donner un sens nouveau au droit de la concurrence.

    L’objet de cette étude est de tenter de mettre en évidence les importantes différences qu’il y a entre droit de la concurrence et droit du libre échange quant aux objectifs politiques qui leurs sont assignés et quant aux moyens juridiques de leur mise en oeuvre. La thèse soutenue consistera principalement à démontrer que la liberté économique et financière mondialisée aura avant tout été employée contre la règle censée normalement organiser cette même liberté. C’est par ce biais que nous tenterons de démontrer en quoi le libre échange peut être perçu comme l’instrument de déstructuration du droit classique de l’encadrement juridique de l’économie au profit d’une normativité économique des comportements23 qui nous semble devoir appeler à terme la construction d’une économie de droit.

I/ Les divergences quant aux objectifs politiques et aux structures juridiques des droits du libre-échange et de la concurrence

A/ Les différences quant aux objectifs politiques

    Le droit de la concurrence et le droit du libre échange n’ont pas les mêmes objectifs. Si le coeur du droit de la concurrence est bien l’égalité appliquée au libéralisme économique afin de maintenir une sorte d’équilibre dans la compétition entre les différents acteurs économiques4, le libre-échange a pour objectif premier le développement des échanges économiques mondiaux quel que soient -sauf circonstances exceptionnelles- les incidences qu’il peut avoir sur le droit et l’économie interne d’un Etat ou d’une union douanière5. Le point commun du droit de la concurrence et du libre échange est bien sur la compétition économique. C’est ainsi que les prix dans une économie libérale se forment selon l’offre et de la demande et sont déterminés par le libre jeu de la concurrence6. De façon plus précise et toute doctrinale, le marché pourrait être défini dans son acception actuelle comme le lieu de confrontation de l’offre et de la demande qui prétend manifester de façon impartiale la volonté de l’ensemble des intervenants et refléter en continu les données fondamentales économiques, sociales et politiques qui font qu’un objet ou un service est à un moment donné à tel prix7.

    Ces deux droits considèrent comme légal le préjudice économique que peut causer une entreprise à une concurrente en lui prenant des parts de marché. Les esprits politiques et habilement réducteurs jouent d’ailleurs de cette ressemblance pour imposer le libre-échange. Le ballon n’est-il pas rond pour tout le monde? Voilà l’argument des jeux de balle qui met en valeur une sorte d’égalité dans la compétition que l’on soit sous l’empire du droit de la concurrence, du libre échange ou des deux. Cette réduction de la compétition au jeu n’est pas nouvelle. Pascal dans ses Pensées ne nous disait-il pas déjà que: Les hommes s’occupent à suivre une balle et un lièvre: c’est le plaisir même des rois8. Le droit de la concurrence et le droit du libre échange sont pourtant profondément divergents. 

    Leur divergence se révèle essentiellement à la lecture des objectifs politiques assignés à ces deux droits de la compétition économique. Dans le cas du droit de la concurrence, l’Etat va chercher à éviter les ententes, certaines concentrations et les abus de positions dominantes pour défendre les intérêts des consommateurs. En ce sens, le droit de la concurrence nous semble sous tendu par l’idée d’intérêt général. Il s’agit là en quelque sorte de maintenir un équilibre dans la compétition. Ainsi, une sorte de principe d’égalité gouverne ce droit dont la finalité est de favoriser la concurrence qui doit in fine s’exercer au bénéfice des consommateurs. Il faut savoir que pendant longtemps, la conception étatique du droit de la concurrence était accompagnée par l’idée de protection des entreprises vis-à-vis des concurrents de pays tiers. Mais cette protection n’était pas non plus systématique, la logique de ce droit de la concurrence était la recherche d’un équilibre économique optimal consistant à favoriser la compétition pour qu’il y ait innovation et prix relativement bas. La limite à cette logique d’action du droit de la concurrence sur l’économie était également prévue lorsque la concurrence trop vive devenait destructrice du tissu économique. Dans ce cas, un soutien aux entreprises en difficulté était mis en oeuvre à fin de préserver les emplois censés développer le nombre de consommateurs à pouvoir d’achat capable d’assurer une bonne croissance économique. L’intérêt général peut ainsi nous apparaître comme le régulateur du droit de la concurrence. Se tenant à l’écart d’une application systématique et mécaniste d’un droit de la concurrence qui peut être destructeur pour le tissu économique, l’intérêt général nous apparaît alors comme la possibilité pour le politique, pour la démocratie, de reprendre la main et de gouverner en lieu et place du marché et de ses mécanismes défaillants. Si cela n’est désormais plus possible au niveau du droit interne du fait de la supériorité du droit européen et si les instances européennes ont dans un premier temps utilisé le droit de la concurrence de manière quelque peu systématique pour imposer un marché unique et homogène, on notera une très nette inflexion de cette vision du droit de la concurrence à la lecture de deux arrêts de la CJCE du 5 octobre 1995 Centro Servizi Spediporto (C-96/94) et du 1 octobre 1998 Autotrasporti Librandi (C38/97) qui considèrent que lorsqu’un secteur économique se trouve en difficulté, il est possible d’instaurer un tarif minimum obligatoire pour défendre l’intérêt général d’un secteur économique où les mécanismes du marché sont défaillants9. L’intérêt général nous apparaît alors comme une norme de mesure, de contrôle et de raison10. L’intérêt général se représente dès lors comme l’intelligence du droit public de l’économie, comme l’intelligence même du libéralisme recherchant l’équilibre économique optimisé, insufflant dans l’esprit des textes le respect de l’égalité des chances1112 et du principe de sécurité juridique qui nous semble essentiel à l’édifice juridique du libéralisme13.

    Venons-en maintenant au libre échange qui relève d’une autre logique. Le Libre -échange mis en oeuvre par l’OMC a également pour finalité de favoriser la compétition économique comme le droit de la concurrence, mais il place dans sa hiérarchie normative la libre circulation des marchandises entre les différents Etats membres comme objectif premier. Il ne se soucie guerre de l’égalité ou de l’équilibre que cherche à maintenir le droit de la concurrence. On notera d’ailleurs qu’il n’existe pas de droit mondial de la concurrence. La reconnaissance des interactions entre le commerce international et la politique de concurrence date pourtant de 192714, c’est à dire vingt ans avant la négociation du GATT. Elle a été réaffirmée dans le chapitre V la Charte de La Havane du 22 mars 1948 qui prévoyait même l’édiction de règles internationales de concurrence. A la suite de l’échec de cette charte, le GATT n’a jamais créé de normes de concurrence, ni l’OMC15. La logique du droit de l’OMC est donc la recherche avant tout autre considération d’un abaissement général et progressif des droits de douanes aux fins de développer le commerce mondial16. Le droit économique de l’OMC peut ainsi être perçu comme le droit du libéralisme ayant pour dessein d’abolir toutes les mesures protectionnistes qui entravent le commerce international. Instrument politique des Etats-Unis et de l’Europe du temps de la guerre froide, utilisé pour coordonner les stratégies libérales pour mieux lutter contre l’URSS et ses pays satellites, le GATT devenu OMC a pu avec l’effondrement des régimes communistes étendre ses pratiques économiques à presque tout l’ensemble de la planète17. Dès lors, sa stratégie du libre-échange pouvait uniformiser le droit économique de la plupart des pays. A bien lire le droit de l’OMC et à bien observer sa pratique depuis une quinzaine d’années, rien n’est très satisfaisant lorsque l’on compare les idées politiques qu’elle revendique comme étant ses références et l’évolution des pratiques financières, industrielles et commerciales entre les différents pays membres. Le jugement global porté sur l’OMC peut être ainsi très différent en fonction de l’éclairage politique que l’on donne à son droit et à sa pratique. L’arsenal juridique de l’OMC a pour ambition politique d’abaisser les barrières protectionnistes entre les différents pays en se basant sur la théorie des avantages comparatifs. Ainsi, chaque pays développant ses spécialités économiques devrait bénéficier d’un marché mondial pour ses débouchés tout en profitant des meilleurs prix et de la technologie la plus avancée pour les importations nécessaires à son développement économique. En ce sens l’OMC serait en quelque sorte le défenseur de l’intérêt général économique mondialisé. Or, si ce point d’équilibre à pu être atteint à un moment donné du développement des relations commerciales entre les différents pays du monde, il nous semble que des logiques de pouvoirs ont fortement déstabilisé ce développement économique harmonieux tel qu’il était encore prôné par l’OMC au début de la décennie. Mais Il conviendra là aussi, puisque tout est «design», de faire la part de ce qu’à pu être l’angélisme de marketing qui voyait dans la mondialisation «la fin de l’Histoire» de ce que cette même mondialisation a pu réellement apporter pour le développement économique et la paix dans le monde. 

    Si l’Europe a pu donner une nouvelle dimension à la concurrence, aux concentrations d’entreprises en assurant un cadre juridique à l’économie, la mondialisation a continué sur cette dynamique sans pour autant avoir préalablement prévu un encadrement juridique précis des échanges mondiaux. Or, nous avons affaire pour l’Europe comme pour la mondialisation à une même technique d’encadrement juridique du droit international qui est le Traité. Mais leurs objectifs politiques respectifs comme leurs moyens juridiques  sont fort différents.

    En ce qui concerne les Etats membres comme les instances européennes, ont-ils considéré la construction européenne comme un enjeu dont la perspective est à terme la mise en place d’un Etat fédéral? En ce sens, les transferts de compétences accordés à l’Europe par ses Etats membres tendent à lui accorder une compétence universelle basée sur une construction juridique hiérarchico-pyramidale fondée sur la doctrine de l’Etat de droit. C’est ainsi que les Etats membres ont cherché depuis l’origine à construire un Etat fédéral construit à leur image. Certes, la clef économique a largement été employée pour construire l’Europe, au détriment peut être de la recherche d’une identité culturelle ou religieuse, mais le droit a toujours été l’armature de la construction économique. Tel n’est pas exactement le cas du Traité de l’OMC. Ce dernier n’ayant pas d’ambition étatique (quoique les théoriciens du complot vous dirons qu’il n’est qu’un acte dérivé de la constitution américaine…), il a essentiellement mis en oeuvre un droit laissant une place prédominante à la liberté de négociation, le droit étant considéré comme ne devant pas entraver la liberté des intervenants. La contractualisation de la relation fondée sur une économie de marché prévalant sur un libéralisme d’Etat fondé, lui, sur un marché réglementé censé satisfaire l’intérêt général impliquait de profondes divergences de perspectives. A cette différence de nature s’ajoutait la spécialisation de l’OMC dans le seul domaine économique que l’on peut opposer à la compétence quasi universelle du législateur européen. Là aussi, défendre l’initiative privée contre toute tentative de réglementation n’est pas la même logique que celle consistant à défendre l’intérêt général. La liberté prenant le pas sur la règle, l’OMC nous apparaît maintenant comme un espace de liberté économique et financier où se développe une normativité économique des comportements. La hiérarchie des normes n’est plus celle que Kelsen développait fort judicieusement pour nous décrire le fonctionnement du droit d’Etat, mais une hiérarchisation économique et financière  des entreprises et des Etats dans un même classement. Il aurait même pu être envisagé un droit constitutionnel des sociétés multinationales… Aussi choquant qu’elle puisse paraître, cette hiérarchisation du monde relève d’une incontestable réalité factuelle. Ainsi, la Conférence ministérielle qui est l’organe suprême de décision de l’OMC a beau juridiquement disposer qu’à chaque Etat membre correspond un seul et même droit de vote, la réalité du pouvoir résultant de la pratique des négociations internationales révèle un pouvoir qui tente de s’exercer presqu’en dehors de tout droit public d’encadrement du marché. La liberté de fixation du prix et du standard technique accordée au pouvoir financier par le biais du marché est une limitation du pouvoir d’Etat en tant que gardien d’un choix de civilisation. Mais dans le même temps, ces critiques doivent être fortement tempérées par la légitimité que cette normativité économique trouve dans la démocratie de marché. Chaque consommateur exercerait ainsi par son acte d’achat comme un droit de vote légitimant la mondialisation18. Il reste que les raisons de cette division et de cette spécialisation internationale du travail permises par les accords OMC auxquels les Etats ont librement consenti sont bien connues: réduction du coût du travail, recherche d’économie d’échelle, avantages donnés par les Etats aux investissements, avantages fiscaux. Cette vision purement financière de la liberté pourrait même apparaître comme liberticide pour les industriels en ce sens que la mondialisation aurait confirmé les position acquises des grandes firmes qui, en mondialisant leur marché ou en le cartellisant auraient limité l’accès au marché pour les nouveaux entrants. La mondialisation ne serait alors, comme le dénonce de manière quelque peu excessive les altermondialistes ou autres démondialisateurs, qu’un commerce intra-firme ne correspondant en aucune façon aux objectifs de développement et de progrès économiques pourtant inscrits dans les Traités européens ou les accords OMC. Aussi étranges que puissent paraître ces divergences entre droit de la concurrence et libre-échange pour le juriste occidental formé dans le respect de l’Etat de droit et dans la recherche de la sécurité juridique, on soulignera une nouvelle fois avec force la légitimité que le commerce mondial a trouvé auprès des consommateurs, légitimité également puisée en des termes quelque peu différents auprès d’une très très forte majorité de la classe dirigeante des Etats du monde entier.

B/ Les différentes conceptions institutionnelles de ces divergences politiques:

    Pour bien comprendre la situation institutionnelle et la cohérence générale de la structure juridique du droit économique contemporain, il faut se référer aux conceptions que les politiques se faisaient de l’Etat dans ses rapports avec l’économie avec l’étude des moyens mis en oeuvre avant que la construction européenne et le multilatéralisme du GATT, puis de l’OMC ne viennent limiter – certes de façon consentie par ces même politiques – lesdits moyens d’intervention. 

    Construite autour de l’idée de souveraineté, la politique de l’Etat était considéré comme ayant la maîtrise en dernier ressort des problèmes économiques relevant de sa compétence territoriale. Toute emprunte de Colbertisme, cette politique  était à la fois interventionniste, au sens où la puissance publique se sentait responsable de la définition et de la mise en oeuvre de la politique industrielle du pays et en même temps assez protectionniste au sens où il s’agissait de protéger les industriels nationaux19. L’Etat souverain s’était donc doté des moyens juridiques indispensables à la mise en oeuvre d’une politique économique censée défendre les intérêts de la nation20.  Parmi ces moyens, l’on pouvait dénombrer selon un inventaire à la Prévert:

– L’obligation de s’exprimer dans la langue officielle qui est le français dans les contrats ainsi que dans les documents techniques et commerciaux.

– Le monopole du privilège de battre monnaie permettant de mener une politique monétaire autonome21;

– Une protection constitutionnelle du droit de propriété. 

– Une protection constitutionnelle de la liberté d’entreprendre et un encadrement législatif de la liberté du commerce et de l’industrie.

– Un droit des relations financières avec l’étranger permettant de contrôler les flux financiers pouvant défavoriser l’économie nationale2223;

– L’établissement d’un tarif douanier permettant de pratiquer une protection ciblée de l’économie ainsi qu’une stricte application du droit du contrôle douanier24;

– L’organisation et le fonctionnement des marchés financiers par le biais d’un service public sous monopole d’Etat25.

– La soumission à autorisation pour les investissements directs internationaux2627;

– L’instauration d’une action spécifique pour préserver l’intérêt national dans les secteurs économiques stratégiques28.

– Un régime d’autorisation pour les transferts de technologies venant en complément de la protection qu’offrent les brevets.

– Le droit de nationaliser des entreprises et de leur accorder des droits exclusifs29.

– La préférence nationale pour l’achat de matériels ou de services par la commande publique30.

– L’institution de la compensation entre importateur et exportateur par le biais des offices publics de compensation31.

– Des aides accordées aux entreprises en difficulté ou développant un projet industriel d’intérêt national32.

– Des régimes fiscaux incitatifs pour favoriser le tissu économiques national.

– Une politique industrielle qui visait à garantir l’indépendance nationale dans tous les secteurs économiquement stratégiques.

– Une politique de planification économique33.

– Un droit de la concurrence pouvant encadrer la liberté des prix.

    On notera que de tous ces moyens juridiques, pratiquement aucun n’avait acquis valeur constitutionnelle exceptés la monnaie, la langue française, les nationalisations et bien sûr la fiscalité. En ce qui concerne la monnaie, le Conseil Constitutionnel avait dans sa décision n°1992-308 DC du 9 avril 1992 décidé que l’institution de la monnaie unique imposait une révision de la Constitution. Pour la langue française, celle-ci a acquis valeur constitutionnelle par la loi constitutionnelle du 15 juin 1992 qui pose le principe que « la langue de la République est le français ». Mais la décision du Conseil constitutionnel n° 94-345 DC du 29 juillet 1994 a fortement limité les ambitions de la loi du 4 août 1994 qui avait été prise en application de l’article 2 de la Constitution. Pour les nationalisations, l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 198934 et l’alinéa 9 de la Déclaration de 1946 permettent à l’Etat de procéder à des nationalisations. Ces dispositions restent cependant limitées quant à leur intérêt par la soumission des personnes publiques au droit de la concurrence selon les dispositions de l’article 106 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne35. Enfin, en ce qui concerne les aides par le biais de la fiscalité, si celle-ci trouve une protection constitutionnelle à l’article 14 de la DDHC (La levée de l’impôt doit faire l’objet d’une loi préalablement votée par le Parlement), protection réaffirmée par l’article 34 de la Constitution 1958 qui attribue au Parlement une compétence générale en matière fiscale, il faut reconnaître que les aides fiscales ne  manquent généralement pas de tomber sous le coup des articles 107 et suivants du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne3637.

    Cette liste à la Prévert n’est pas exhaustive et si les moyens d’action nous apparaissent comme hétéroclites, ils permettaient de manoeuvrer l’économie comme, selon Jean baptiste Colbert, un navire peut être à la manoeuvre. Ces moyens juridiques préalablement évoqués ont été supprimés avec l’abrogation des textes qui réglaient leur fonctionnement et permettaient au Gouvernement de déterminer et conduire la politique de la nation38. Aussi, ces éléments de droits sus évoqués pourraient-ils être considérés comme ayant valeur constitutionnelle, si ce n’est valeur supra-constitutionnelle. Si l’on considère que 2+2=4 a bien valeur supra-constitutionnelle, alors, il faut bien considérer que les dispositions permettant d’encadrer le pouvoir économique par un Etat sont bien consubstancielles à celui-ci et que ces règles ont bien valeur supra-constitutionnelle. La seule limite à ce raisonnement est qu’il est loisible à un peuple de renoncer à son identité ainsi qu’à  l’Etat qui, par ses moyens juridiques est le gardien d’une civilisation. Dès lors, s’il n’est pas possible d’accorder valeur supra-constitutionnelle à ce droit public économique, il devrait au moins avoir valeur constitutionnelle pour que le pouvoir constituant dérivé soit pleinement conscient de ses choix, le jour où il décide par révision de la constitution de renoncer à un encadrement souverain de l’économie. On remarquera que l’échec de l’Europe vient surement de son manque de volonté à se doter de ces pouvoirs juridiques nécessaires à la protection de son économie. Son incapacité à défendre le marché européen l’a rendue presque parfaitement transparente à la mondialisation par le biais des accords OMC. Faire en sorte que les règles du marché ne soient pas elles-mêmes soumises au jeu du marché est une des missions fondamentales de l’Etat de droit libéral39. L’Europe qui, il est vrai, n’est pas un Etat aurait dû au moins essayer d’éviter cet écueil. Elle est, hélas, sur ce point, en faillite. 

    Pour mieux comprendre les enjeux contemporains, il est maintenant préférable d’étudier de manière plus approfondie le maillage juridique et la teneur même du droit du libre échange et du droit de la concurrence interne et européen.

Si le droit de la concurrence n’a pas d’existence formelle dans les accords OMC, il en est un peu de même pour le droit du libre-échange dans le traité sur l’union européenne et le fonctionnement de l’Union européenne. Mais qu’entend-on au juste par droit de la concurrence et par droit du libre échange? Les droits de la concurrence internes et européen sont relativement semblables quant à l’esprit qui les anime. Hiérarchisés et par ce biais structurés autour des mêmes concepts, ils ont pour mission de lutter contre les ententes, les abus de position dominante et les concentrations. Le droit interne respecte et complète le droit européen. Leur évolution convergente les a également amenés au fil de la jurisprudence à soumettre les personnes publiques au droit de la concurrence dans leurs activités de production, de distribution et de services. Le droit de la concurrence européen apparaît ainsi comme un tout structuré et homogène pour l’ensemble des pays membres de l’Union européenne.     D’un point de vue doctrinal, le libre-échange est un système de commerce international reposant sur l’absence de barrières douanières et non douanières à la circulation des biens et des services. Au sens strict, la notion ne s’étend normalement pas aux mouvements de travailleurs ou de capitaux. Le droit du libre échange entre l’union et les Etats tiers est ainsi quelque peu implicite aux traités européens et coexiste avec le droit de la concurrence qui lui est formellement identifié et défini. Le libre-échange résulte ainsi de la combinaison de plusieurs articles. On notera principalement l’article 21 du traité sur l’Union européenne qui encourage la suppression progressive des obstacles au commerce mondial40. Vient ensuite l’article 28 qui concerne l’adoption d’un tarif douanier commun vis-à-vis des pays tiers41, ce qui relève effectivement d’une compétence exclusive de l’Union prévue à l’article 3 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne42.  L’article 206 prévoit par le biais de cette union douanière la contribution de l’Union dans l’intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu’à la réduction des barrières douanières et autres. Enfin, corollaire de toute entreprise de libre échange, l’article 63 de ce même traité qui prévoit que toutes les restrictions aux mouvements de capitaux et aux paiements entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites. Pour la France, l’article L151-1 du code monétaire et financier dispose de même que les relations financières entre la France et l’étranger sont libres.

    Au niveau des accords OMC, le libre-échange ne connaît pas non plus de définition juridique explicite. Il résulte de l’ensemble des clauses qui forment les principes fondamentaux repris par la plupart des accords. Ainsi la clause de la nation la plus favorisée43, la clause du traitement national44 l’interdiction des restrictions quantitatives45 et la définition de la valeur en douane46 sont autant de mesures qui, dans la perspective de l’application continue de la clause de l’abaissement général et progressif des droits de douane abouti à créer cet effet juridique que l’on nomme le libre-échange, synthèse de toutes les clauses de l’OMC47. Toutes ces clauses seraient autant de mesures interdisant les discriminations que pourraient être tentés d’imposer les Etats par le biais de leur droit interne pour favoriser les entreprises relevant de leur nationalité. De même l’accord anti-dumping, l’accord sur les obstacles techniques au commerce ou les dispositions concernant la limitation des subventions seraient également efficaces pour lutter contre des pratiques de concurrence déloyales. Les chantres du libre-échange s’ils admettent qu’il n’existe dans les accords OMC aucun droit de la concurrence structuré comme nous en avons en droit interne ou européen, font donc remarquer qu’il existe en quelque sorte en filigrane de tous les accords OMC un droit de la concurrence implicite aux différents texte en vigueur. Ainsi, bien qu’agissant différemment du droit de la concurrence étatique ou européen, les clauses des accords OMC sus-évoquées auraient un effet semblable au droit de la concurrence classique et le complèteraient au niveau mondial. Il existerait ainsi un droit de la concurrence implicite à tous les accords OMC. Pour être précis, les effets juridiques superposés ou cumulés de tous les accords OMC correspondraient d’une certaine manière au maillage juridique plus classique des droits de la concurrence internes et européen. C’est ainsi que le libre-échange de l’OMC serait plutôt à comparer à la libre circulation des marchandises en droit européen qu’au droit de la concurrence de la même Europe. Seraient ainsi gommées les différences quant à «l’esprit des lois» animant ces deux ordres juridiques distincts participant à la grande mondialisation. Cette ressemblance entre le droit européen et le droit de l’OMC est pourtant trompeuse. En effet, bien que l’Europe soit composée d’Etats présentant encore une diversité certaine quand à leurs différents droits en vigueur, le droit européen a assez profondément harmonisé les différentes législations relatives à l’industrie et au commerce. La libre circulation des marchandises, des services, des personnes comme des capitaux opère donc sur un territoire doté d’une relative homogénéité des différentes législations ayant une incidence sur la compétitivité des entreprises. Il existe ainsi dans beaucoup d’Etats membres des textes de droit interne ou européen imposant des contraintes sociales et environnementales aux entreprises. La libre circulation et le droit de la concurrence opèrent donc dans des économies relativement homogènes en ce qui concerne les coûts imposés aux entreprises par l’ensemble de la législation. Or, tel n’est pas le cas du droit de l’OMC. Le droit et l’action de l’OMC restent cantonnés au seul domaine de la politique commerciale. Le libre-échange s’impose donc en ignorant la diversité des différences législations qui ne concernent pas directement l’économie et qui imposent cependant des coûts très importants aux entreprises. Ainsi, alors que l’espace européen tend à faire converger les législations par un processus d’harmonisation et d’unification, les Etats hors Europe comme les entreprises cherchent à accentuer ces divergences de législation qui sont une source de profit considérable.

II/ Une hiérarchisation et une convergence des normes fort complexe au regard des objectifs de défense de l’intérêt général économique européen.

A/ Les limitations et transferts de souveraineté en droit économique.

      L’étude de la mécanique juridique positiviste qui permet de rendre compatibles le droit de la concurrence et le droit du libre échange est intéressante à étudier tant sous l’optique de la hiérarchie des normes que sous l’optique de la teneur même de ces deux droits. On notera en tout premier lieu qu’ils relèvent de deux ordres juridiques différents. L’un – le droit de la concurrence- relève de l’ordre juridique interne et européen constitutionnellement intégré. L’autre, le -droit du libre échange- relève du droit conventionnel et plus précisément du Traité de l’Organisation mondiale du commerce auquel la France et l’Europe sont adhérentes.

    En ce qui concerne la hiérarchie des normes, Il faut partir des Etats souverains qui ont librement consenti leur limitation de souveraineté au profit à la fois de la construction européenne et de l’Organisation mondiale du commerce. 

    Pour la France, et sans reprendre toutes l’évolution juridique de son adhésion aux différentes Traités européens, on retiendra pour notre étude la révision constitutionnelle résultant du Traité de Maastricht et l’adoption par le congrès du Traité de Lisbonne. Ces limitations de souveraineté pour la France puisent leur constitutionnalité dans l’article 88-1 résultant de la constitution de 1958 qui dispose que: «La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du Traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007». On notera que le constituant a ainsi, selon le conseil constitutionnel, consacré l’existence d’un ordre juridique communautaire intégré à l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre juridique international48.

    En ce qui concerne maintenant l’OMC, l’adhésion de la France à ce Traité en tant que membre de l’ancien GATT remonte à la loi de ratification du 27 décembre 199449. Conformément à l’article 55 de la Constitution de 195850 et à l’alinéa 14 de la déclaration de 194651, l’Etat français ayant adhéré au traité multilatéral de l’OMC accepte donc la supériorité de ce Traité international par rapport à la loi sous réserve de réciprocité en ce qui concerne le respect des textes par les autres parties contractantes. Il y a donc une sorte de différence implicite entre le droit de la concurrence européen et le droit du libre-échange de l’OMC quant à leur stabilité. L’un, le droit de la concurrence, relève d’un ordre juridique intégré et s’impose comme un droit quasi étatique, bien qu’il faille toujours avoir à l’esprit qu’un Etat membre puisse envisager son retrait de l’Union européenne selon l’article 50 du TUE52. L’autre, le droit du libre échange, relève de l’article 55 de la constitution et se trouve donc pleinement soumis à la condition de réciprocité pour ce qui est de l’application de ce droit international économique. Mais une complication survient lorsque l’on remarque que l’adhésion au Traité multilatéral de l’OMC par la France se combine avec son adhésion cette fois-ci au Traité européen qui contient également des dispositions sur l’adhésion de l’Europe à l’OMC. Il y a donc une relation de pouvoir triangulaire. La France adhère à l’OMC, aux Traités européens et l’Europe est également membre de l’OMC. Il y a donc 28 membres européens de l’OMC, ce qui crée bien entendu un réseau de négociation commerciale fort complexe (On pourrait également ajouter les instances du G8,du G20 et le FMI, enceintes au sein desquelles ont lieu de manière incidente des négociations en rapport avec le commerce international, mais gardons un cadre pour notre étude… ) Aussi, ne nous y trompons pas, ce réseau de pouvoirs bien qu’ayant été simplifié par le Traité de Lisbonne ne met certainement pas oeuvre une instance dotée d’une autorité aussi unifiée et cohérente dans son action que ne peut le faire un Etat fédéral. Les Etats-Unis, pour leur politique commerciale extérieure, ne négocient pas préalablement avec les Etats fédérés alors que les Etats membres expriment souvent de très fortes exigences contradictoires avant que l’Europe ne puisse s’exprimer d’une seule voix. Par ailleurs, le Traité de Lisbonne vient de doter le parlement européen d’un pouvoir d’approbation en ce qui concerne les accords signés entre l’Union et les pays tiers (article 218TFUE). Ce qui peut apparaître comme un gain d’un point de vue démocratique peut également être envisagé comme une entrave pour l’efficacité des négociations internationales53. En effet, la transparence démocratique peut nuire dans le contexte de l’OMC où la règle est l’opacité en ce qui concerne les discussions de couloir et les concessions réciproques que s’accordent les Etats. Vu sous un autre angle, sous un éclairage souverainiste cette fois, cette adhésion en chaîne des Etats membres à l’OMC et de l’Europe à l’OMC implique de très fortes limitations juridiques de souveraineté pour les Etats membres. En effet, le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne prévoit à son article 3 la compétence exclusive de l’Union dans les domaines entre autres de l’Union douanière et de la politique commerciale commune54. Ainsi, si les États membres coordonnent leur position à Bruxelles et à Genève, seule la Commission européenne parle au nom de l’Union et de ses membres à presque toutes les réunions de l’OMC. Cette limitation de souveraineté pour les Etats membres se trouve d’ailleurs précisée à l’article 2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui dispose que lorsque les traités attribuent à l’Union une compétence exclusive dans un domaine déterminé, seule l’Union peut légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants, les États membres ne pouvant le faire par eux-mêmes que s’ils sont habilités par l’Union, ou pour mettre en œuvre les actes de l’Union (…). Ceci étant, ces dispositions sont à considérer au regard de la révision qu’à introduite le Traité de Lisbonne en ce qui concerne la substitution au niveau européen de la règle de la majorité qualifiée à celle de l’unanimité au sein du Conseil. Comme le notait le conseil constitutionnel dans sa décision de 200755, ce changement a pour conséquence de priver ainsi la France de tout pouvoir d’opposition, soit en conférant un pouvoir de décision au Parlement européen, lequel n’est pas l’émanation de la souveraineté nationale, soit en privant la France de tout pouvoir propre d’initiative. Une révision de la constitution s’imposait donc. La loi constitutionnelle du du 4 février 2008 modifiant le titre XV de la Constitution a ainsi été adoptée pour permettre la ratification du Traité de Lisbonne56. Dès lors, la souveraineté de la France comme des autres Etats européens se trouve fortement limitée et transférée au niveau européen relativement à la politique commerciale commune et l’Union douanière57.

    Ce transfert et cette limitation de souveraineté étant établis, il nous reste à mesurer le degré d’intégration de l’Europe à l’OMC. De ce point de vue, l’Etude du Traité européen, de la jurisprudence de la Cour de justice européenne et de l’Organe de règlement des différents de l’OMC ne présente pas de grandes difficultés. En ce qui concerne le Traité, l’article 3 du traité sur l’Union européenne prévoit entre autre que l’Union contribue au strict respect et au développement du droit international. De même, l’article 21 prévoit que l’action de l’Union vise à promouvoir le respect du droit international. Dans le même sens, l’article 216 du TFUE dispose que les accords conclus par l’Union lient les institutions de l’Union et les États membres. Un élément de droit fort intéressant est l’article 2 paragraphe 2 du règlement (CE) no 3286/94 modifié par le Règlement (CE) no 125/2008 du Conseil du 12 février 200858 qui dispose à son article 2 que  les «droits de la Communauté» sont les droits commerciaux internationaux dont elle peut se prévaloir en vertu des règles commerciales internationales. Dans ce contexte, les «règles commerciales internationales» sont essentiellement celles qui sont établies par l’OMC et qui figurent dans les annexes à l’accord sur l’OMC, mais il peut aussi s’agir des règles d’un autre accord auquel la Communauté est partie et qui régit les échanges commerciaux entre la Communauté et des pays tiers ». Il s’agit là d’accord bilatéraux qui peuvent parfois être plus contraignants que les règles de l’OMC. On les appelle d’ailleurs « OMC plus ». Tout apparaîtrait donc assez simple si le contentieux ne révélait les nuances qu’il faut apporter à l’apparente sécurité juridique que semblent offrir les Traités en première lecture. Dans un arrêt de la CJUE (grande chambre) c-120/0 du 9 septembre 2008 traitant des rapports entre droit de l’OMC et droit communautaire, les requérantes invoquaient le principe pacta sunt servanda, qui figure effectivement au nombre des règles de droit dont le respect s’impose aux institutions communautaires en tant que principe fondamental de l’ordre juridique international59. Mais la Cour maintenant sa position antérieure a réaffirmé en l’espèce que le principe pacta sunt servanda ne peut être utilement opposé aux institutions défenderesses, étant donné que, selon une jurisprudence constante, les accords OMC ne figurent pas, en principe, compte tenu de leur nature et de leur économie, au nombre des normes au regard desquelles le juge communautaire contrôle la légalité de l’action des institutions communautaires6061 – On notera à ce propos dans des arrêts plus anciens concernant les accords du GATT qu’ils n’étaient pas plus utilement invocables par un Etat plaignant6263 -. Poursuivre la lecture de l’arrêt du 9 septembre 2008 nous éclaire ensuite pour mieux justifier cette position et nous apprend que si l’accord instituant l’OMC est fondé sur une base de réciprocité et d’avantages mutuels, on peut remarquer que certains États tiers instaurent une certaine asymétrie des obligations. C’est ainsi, selon la Cour, que certains des partenaires commerciaux les plus importants de la Communauté ne font pas figurer les accords OMC au rang des normes au regard desquelles leurs organes juridictionnels contrôlent la légalité de leurs règles de droit interne. Un contrôle de la légalité de l’action des institutions communautaires au regard de ces normes risque donc d’aboutir à un déséquilibre dans l’application des règles de l’OMC, privant par là même les organes législatif ou exécutif de la Communauté de la marge de manœuvre dont jouissent les partenaires commerciaux de la Communauté64. Ce n’est donc que dans l’hypothèse où la Communauté a entendu donner exécution à une obligation particulière assumée dans le cadre de l’OMC ou dans l’occurrence où l’acte communautaire renvoie expressément à des dispositions précises des accords OMC qu’il appartiendrait au Tribunal de contrôler la légalité du comportement des institutions au regard des règles de l’OMC65. Le droit de l’OMC, comme toute norme de droit international public sauf si le juge communautaire reconnaît l’effet direct de certaines dispositions du Traité doit donc, pour être applicable en droit interne ou communautaire subir une transposition. Ces difficultés tiennent finalement au fait que l’accord OMC ne contient aucune disposition réglant son application et ses effets dans les autres ordres juridiques. En droit interne, un arrêt du Conseil d’Etat du 9 juillet 200766 -légèrement antérieur il est vrai – ne donnait pas une solution différente en nous expliquant qu’il ressort de la jurisprudence de la CJCE, et en particulier de son arrêt C-377/02 du 1er mars 2005, Léon Van Parys NV, que l’accord OMC sur les marchés publics ne figure pas parmi les normes au regard desquelles la Cour contrôle la légalité des actes des institutions communautaires; qu’il n’en va autrement que lorsque la Communauté a entendu donner exécution à une obligation particulière assumée dans le cadre de l’OMC ou lorsqu’un acte communautaire renvoie expressément à des dispositions précises des accords de cette organisation; que la seule référence par le préambule de la directive 2004/17/CE à la décision du Conseil du 22 décembre 1994 approuvant l’accord de l’Organisation mondiale du commerce sur les marchés publics ne suffit pas à faire regarder cet accord comme utilement invocable à l’encontre des actes communautaires67. Une autre question d’importance est de savoir quelle est la portée des décisions de  l’Organe de règlement des différents de l’OMC en droit communautaire. D’après un panel de l’OMC en 1974 68, les accords de l’OMC n’apportent pas de réponse à la question de l’applicabilité du droit de l’OMC en droit interne. La Cour de Justice des Communautés Européennes nous apprend elle, en revanche, dans son arrêt de 1999, que les décisions de l’ORD ne sont pas d’application directe dans l’ordre communautaire. Ceci signifie que des particuliers ne peuvent en aucun cas fonder une action devant les tribunaux européens en arguant d’une décision de l’ORD. De même, dans l’arrêt Biret précité, la CJCE a exclu l’effet direct des décisions de l’ORD en s’appuyant sur l’article 23 III de l’Accord sur le règlement des différends. Ainsi, si l’Organe de règlement des différends a permis à l’arbitrage des différends au sein de l’OMC de gagner en efficacité, il ne constitue pas pour autant une juridiction de droit économique international accessible à tous les acteurs des relations économiques au niveau international. Le système communautaire offre en comparaison un système de protection des droits beaucoup plus poussé que le système de l’ORD. On peut donc estimer qu’il existe comme un plafond de verre en ce qui concerne la reconnaissance des règles de droits de l’OMC par les juridictions européennes. Certains qualifient cette situation juridique de pouvoir invisible69. Le fait est que ces règles de droit qui peuvent lourdement obérer la situation économique de certaines entreprises ne peuvent pourtant pas être utilement invoquées devant une juridiction européenne. Il faut y voir une mise en échec de l’Etat de droit, une atteinte manifeste à la sécurité juridique, au concept européen de confiance légitime et une impossibilité de faire valoir son droit à un procès équitable. Certes, ce plafond de verre a ses imperfection puisqu’il est possible à un Etat de saisir l’organe de règlement des différends de l’OMC. En ce sens, l’article 4 du règlement (CE) no 3286/94 du 22 décembre 1994 révisé en 200870 dispose que toute entreprise de la Communauté ou assimilées qui estime que ces entreprises ont subi des effets commerciaux défavorables du fait d’obstacles au commerce ayant un effet sur le marché d’un pays tiers peut déposer une plainte par écrit. Mais il faut savoir que cette plainte ne débouchera pas systématiquement sur une plainte déposée par l’Europe devant l’organe de règlement des différents de l’OMC. En effet après instruction et débats, il est prévu à l’article 11 du règlement sus évoqué que lorsqu’il résulte de la procédure d’examen qu’aucune action n’est nécessaire dans l’intérêt de la Communauté, la clôture de la procédure est décidée. On comprendra dès lors que l’examen des instances européennes consiste essentiellement à bien apprécier le poids économique de l’entreprise ou de la branche de production qui a porté plainte. Un illégalité avérée  au regard des règles de l’OMC qui ferait subir un préjudice important à des entreprises européennes pourra très bien ne pas déboucher sur une plainte auprès de l’ORD s’il est estimé que le poids économique du secteur en cause ne représente pas un enjeu significatif au regard des négociations multilatérales en cours. Il y a donc bien une qualification juridique des faits en fonction d’une hiérarchisation économique non juridicisée des entreprises européennes qui pourront ou ne pourront pas bénéficier de l’appui des instances européenne devant l’OMC. Or, cette décision de porter plainte ne sera décidé qu’en fonction du poids économique ou du groupe de pression que représentent la ou les entreprises plaignantes. Nous sommes donc bien dans une situation d’opportunité des  poursuites, et non dans un cas de légalité des poursuites. On notera aussi qu’il n’existe pour l’heure pas de voie alternative à un classement sans suite de la part des instances européennes. S’il existe devant les juridictions de droit interne une possibilité pour le justiciable d’agir par voie de citation directe en cas de classement sans suite par un Procureur de la République ou une AAI, tel n’est pas le cas pour le classement sans suite opéré par la commission saisie d’une plainte d’une entreprise pour violation des règles de l’OMC. Le classement dans suite ne pourra pas donner lieu à une saisine directe de l’ORD de l’OMC par le justiciable. On comprendra aussi que le droit à un procès équitable dans cette situation où le droit de l’OMC n’est pas directement utilement invocable est quelque peu compromis. Or, si l’article 6§1 de la CEDH comme l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne peuvent être invoqués devant la CJUE pour se défendre contre une application du droit communautaire de la concurrence, pourquoi n’en serait-il pas ainsi pour le droit du libre-échange des accord OMC7172? Surtout que cette impossibilité (sauf transposition) d’invoquer le droit de l’OMC faisant grief lors d’un contentieux devant la CJUE n’est pas contrebalancée par une acceptation de la part des institutions communautaires de leur responsabilité quand bien même ces dernières auraient été condamnées par l’Organe de règlement des différends de l’OMC. Dans l’arrêt FIAMM précité, la Cour de Justice rejette à la fois la responsabilité pour faute et la responsabilité sans faute des organes de l’Union européenne dans le contexte de la réparation des préjudices consécutifs aux mesures de rétorsion autorisées par l’OMC73. Le problème est que la reconnaissance des normes OMC repose sur le paradigme classique d’un droit international public dont seuls les États et organisations internationales sont sujets à part entière. Et ce paradigme a pour corollaire le maintien des mécanismes fondés sur la réciprocité comme principale sanction, voire comme seule sanction efficace.

    Ces rapports relatifs et nuancés du droit de l’OMC et du droit européen doivent cependant compter avec le droit de la concurrence européen qui peut avoir une incidence internationale dans la mesure où il est applicable à des opérations extra européennes qui auraient un effet sur le territoire européen. Ainsi en a par exemple décidé la CJCE dès 1972 avec l’arrêt ICI qui nous démontre que le droit des ententes s’impose à des sociétés qui ont leur siège social en dehors de la communauté, mais opèrent à l’intérieur de celle-ci par l’intermédiaire de filiales dépourvues d’autonomie. La Commission peut également sanctionner l’abus de position dominante dans le même cas (voir en ce sens l’arrêt CJCE 21 février 1973 Continental Can74) Enfin, s’agissant d’une opération de concentration, l’affaire mac donnell douglas- Boeing a montré que ces sociétés acceptaient pour leur fusion de se soumettre au droit européen de la concurrence75. Il en a été de même pour les affaires GIE, Honeywell et Microsoft en 200476. En revanche, en ce qui concerne les ententes, il semblerait, selon certaines décisions de la Cour, qu’il faille q’une partie au moins à l’accord opère à l’intérieur du territoire communautaire (voir en ce sens un arrêt CJCE Ahlsthröm du 27 septembre 198877). On notera, dès lors, une faille dans le droit de la concurrence européen qui ne trouve pas de remède au niveau de l’OMC puisqu’il n’existe pas au niveau OMC de droit de la concurrence et donc pas de de droit concernant les ententes. Mais en plus de ces carences juridiques s’ajoutent des considérations économiques liées au droit douanier. En effet, l’Europe étant une union douanière et la détermination du tarif douanier relevant maintenant d’une compétence européenne exclusive78, les droits internes et européen de la concurrence se trouvent en quelques sortes attaqués dans leur cohérence même par l’abaissement général et progressif des droits de douane qui est une des clauses les plus importantes des accords OMC reprise par le Traité sur l’Union européenne. Celui-ci dispose à son article 21 que l’Union définit et mène des politiques communes et des actions et œuvre pour assurer un haut degré de coopération dans tous les domaines des relations internationales afin: e) d’encourager l’intégration de tous les pays dans l’économie mondiale, y compris par la suppression progressive des obstacles au commerce international. Or, l’ensemble des obstacles au commerce devant selon l’OMC être de nos jours éliminé et transformé, consolidé sous forme de droits de douane, les obstacles au commerce sont avant tout les droits de douane qu’il convient d’éliminer pour favoriser le libre -échange de l’OMC. Si éliminer les droits de douane pour favoriser le commerce mondial apparaît dans un premier temps comme fort louable, ce constat devra pourtant être un peu plus nuancé lorsque l’on observe de plus près l’hétérogénéité des systèmes juridiques et économiques que l’on met en quasi libre communication. Ainsi, des Etats ne respectant pas les droits de l’homme, n’ayant pas une économie devant supporter des coûts sociaux très élevés, n’ayant aucun droit de l’environnement, peuvent exporter quasi librement des produits manufacturés ou des services vers des Etats dont les économies supportent les couts financiers inhérents à ces droits. Les droits de la concurrence internes et européens étant devenus économiquement inopérants pour remédier à ces différences très importantes quant aux couts de production de ces produits ou services, une concurrence que l’on qualifiera d’un seul point de vue éthique comme parfaitement déloyale peut s’exercer de la part des pays tiers à l’encontre de l’Union européenne.

B/ Les obstacles à la convergence de ces droits de la compétition économique.

    Les obstacles à la convergence des droits de la concurrence et des droits du libre-échange sont assez nombreux. Le droit de la concurrence est le fruit de la logique engendrée par l’Etat de droit. Il est intégré à un ordre juridique interne et communautaire qui impose aux entreprises évoluant souvent dans un même espace monétaire toutes sortes de textes concernant le droit social, environnemental ou fiscal. Certes, des distorsions existent encore entre les différents droits des Etats membres qui peuvent imposer des contraintes économiques et financières différentes aux entreprises et par ce biais fausser encore l’égalité des chances qui peut exister dans la compétition entre entreprises. En ce sens, le droit de la concurrence et les doits connexes qui influent sur son effet normatif exercent une contrainte de convergence sur l’ensemble du maillage juridique européen, et ce afin de créer un marché homogène. Le droit de la concurrence est intégré au bloc de la légalité interne et européen et forme un tout juridiquement et financièrement indissociable. Cette architecture juridique est consubstantielle à la technique de l’Etat et ce qui forme la cohérence du tout, la clef de voute de l’édifice en somme, est la notion d’intérêt général79. Certes, les instances européennes qui dans un premier temps voulaient avant tout mettre en place un marché européen homogène avaient donné une interprétation des Traités particulièrement défavorable à l’intérêt général des services publics tel que le concevaient les Etats membres. Ces services publics avaient été considérés comme contraires au droit de la concurrence interne et européen. Puis les jurisprudences Corbeau et Almélo de la CJCE ont reconnu qu’il y avait un intérêt économique général irréductible à une simple logique de marché80. Par la suite, et bien que ne reconnaissant pas au service public une sorte de vocation universelle comme avait pu le faire la France, les autorités ont mis en place dans certains secteurs les services d’intérêt économique général (poste, transport, énergie, télécommunication), aujourd’hui consacrés par l’article I4 du TFUE81. Est même apparue avec le Protocole no.26 annexé au Traité de Lisbonne la notion de service de non intérêt économique général. Elle est reconnue dans le droit primaire sans être pour autant définie. Dans sa sphère et son contenu, l’on retrouve une sous-partie des SIG qui ne relève de la compétence communautaire que pour les principes généraux des traités (transparence, non-discrimination, égalité de traitement, proportionnalité), et n’est donc pas soumise au droit communautaire de la concurrence et du marché intérieur. L’article 2 du Protocole n°26 annexé au Traité de Lisbonne dispose donc que: «Les dispositions des traités ne portent en aucune manière atteinte à la compétence des Etats membres pour fournir, faire exécuter et organiser des services non économiques d’intérêt général.»

    Mais cette cohérence conceptuelle et cet esprit de convergence n’est malheureusement qu’interne au droit des pays européens. En effet, l’entreprise juridique ayant pour ambition de  réguler la compétition économique ne devrait pas juridiquement isoler le droit de la concurrence des autres droits qui ont une très nette influence sur la compétition économique. Ainsi en est-il du droit social, du droit de l’environnement, du droit fiscal ou du droit de la propriété intellectuelle qui ont une très nette incidence sur l’égalité des chances et la structure des coûts économiques qui s’imposent aux différents opérateurs économiques en compétition. Ainsi, les droits de la concurrence interne et européen s’appliquent à des entreprises qui se voient appliquer également un droit de l’environnement, un droit et des charges sociales et fiscales qui peuvent être assez élevées. Si les rapports entre le droit de la concurrence et ces autres droits impliquant des charges financières ne sont pas toujours clairement établis, on remarquera que les Etats comme l’Europe imposent aux entreprises des contraintes fiscales, sociales et environnementales qui ont pourtant une incidence évidente sur leur compétitivité. Or ces entreprises européennes se trouvent lourdement pénalisées par rapport à leurs concurrentes des pays tiers à l’Europe qui ne supportent pas ces mêmes contraintes mises en oeuvre au nom de l’intérêt général.

    On attendait donc du droit de l’OMC qu’il corrige ces distorsions de concurrence pouvant exister du fait de l’instauration d’une libre circulation des marchandises entre des zones économiques. On pouvait ainsi attendre de l’OMC qu’elle corrige ces distorsions de concurrence en admettant que des droits de douane compensateurs viennent aplanir les inégalités de charges. Tel n’est pas le cas. Le droit du libre-échange exercerait plutôt une contrainte de divergence sur le marché mondial en ne restant cantonné qu’au droit de la politique commerciale. Ainsi les Etats les moins développés cherchent à obtenir un avantage compétitif en limitant pour les entreprises toutes les contraintes juridiques pouvant peser sur la compétitivité des entreprises. De même, les entreprises tirant très souvent leur profit du manque d’harmonisation entre les différents membres de l’OMC n’hésitent pas à délocaliser leur production industrielle ou leurs services vers les pays les moins exigeant sur le plan législatif. La seule contrainte de convergence qu’exercerait le droit du libre-échange serait celle consistant à tenter d’aligner la législation des Etats européens sur celle des pays dont l’économie serait la moins juridicisée. Il y aurait donc un «marché du droit» implicite à toutes les stratégies financières des entreprises. On comprendra dès lors que «l’esprit des lois» qui anime le droit du libre échange n’est pas celui de l’Etat de droit en ce sens que ce dernier construit une économie de droit dont il est le souverain. Le libre-échange serait même l’adversaire de l’économie de droit. Si le droit de la concurrence est un droit de l’économie libérale civilisée, le droit du libre échange est un droit de la prédation financière et il tend à jouer sur la confusion qui peut être entretenue entre liberté et prédation. Continuant dans cette logique, il peut même être affirmé que le libre échange est un adversaire du marché. Cette lutte sans merci des financiers à mettre en coupe réglée le droit public économique des Etats par le chantage financier et à faire avorter tout projet de protection du marché européen n’est-elle pas en train d’aboutir à la disparition en pratique du concept même de marché? Un rappel de la règle du jeu nous semble dès lors indispensable: toute liberté suppose une construction juridique, c’est-à-dire une représentation juridique conceptualisée des différentes libertés économiques afin de leur donner un sens compatible avec le contrat social dont l’Etat est le garant. Admettre cette simple règle de base consiste à être libéral. Or, que nous disent les prétendus libéraux depuis vingt ans ? Qu’il faut jouer la liberté contre la règle : l’idée pouvait évidemment paraître suspecte. Elle a alors été érigée en dogme idéologique, voire quasi religieux : L’Etat, même démocratique, c’est économiquement le mal et, le marché sans foi ni loi, le bien… Ces dynamiques du libre échange tendant à bloquer, voire à faire régresser les textes structurant un marché aboutissent à sa dénaturation. Au marché libéral se substitue des situations purement factuelles de guerre économique. 

    A lire la doctrine économique, on s’apercevra que jamais ne s’est formée depuis les débuts de la réflexion économique une telle coalition des représentants de la discipline82. Alors que l’histoire des théories économiques est tissée d’une succession de controverses, ardentes, le plus souvent, et parfois violentes, sur la valeur, la nature de la monnaie, les formes de la concurrence, le rôle présumé du capital, les bienfaits ou les dangers de l’intervention publique dans la marche des affaires, le débat d’aujourd’hui nous offre une morne plaine83. La vulgate néo libérale a pu dès lors s’en prendre aux Etats et à leur droit public de l’économie pour mieux les asservir à la mondialisation financiarisée. 

    La preuve de ces qualifications doctrinales avancées dans cet article à propos de l’état du droit mondial de l’économie se trouve justement dans la nomenclature douanière évoquée en introduction. Les chiffres sont de ce point de vue aussi expressif que le droit: Près de 40% des importations industrielles de l’Union européenne s’effectuent sans droits de douane. Le niveau moyen des droits de douane pour les 60% restant est de 3,5%. Il y a donc un prix mondial pour chacun des produits cités dans la nomenclature douanière. Or, la France où les prélèvements obligatoires sont de l’ordre de 43,5 en % du PIB84 se trouve en concurrence frontale avec le Japon pour la fabrication d’un même produit où les prélèvements obligatoires ne sont que de 27,4% du PIB8586.  Les mêmes entreprises françaises se trouvent aussi en concurrence avec la Chine où les prélèvements obligatoires sont presque aussi importants qu’en France, mais où les salaires sont en moyenne de 260 euros par mois avec un minimum de 62 euros (pas de sécurité sociale ni de retraite). L’avantage compétitif pour les occidentaux par l’innovation (dépôts de brevets) et la productivité se résorbent également. Les pays émergents innovent et leurs usines se robotisent. La libéralisation des services est également entré dans la même logique avec l’accord général sur le commerce des services de l’OMC. Il faut savoir de surcroît que les services sont exempts de droits de douane. 

    Comme autre échec pour le droit de la concurrence, on pourra citer l’émergence des pays financièrement opaques qui sont autant de possibilités pour les entreprises d’échapper à la fiscalité des pays développés. Ces montages juridiques et financiers qualifiés d’off shore utilisant par exemple la technique des prix de transfert sont autant d’atteintes manifestes à l’égalité des entreprises dans la compétition économique et un nouvel échec pour l’Etat de droi87t88.

L’abrogation des textes qui permettaient à la puissance publique de pratiquer un interventionnisme direct dans le domaine économique ne pouvait rester sans substitut. En effet, le démantèlement de ce classique  pouvoir d’Etat au profit de la construction européenne et au profit des accords OMC se devait de trouver une légitimation politique à ce nouvel ordre du droit public. En remplacement de ces textes qui faisaient de l’économie une affaire régalienne a donc été proposé le concept de régulation. La régulation serait l’ensemble des techniques permettant d’instaurer et de maintenir un équilibre économique optimal requis par un marché qui n’est pas capable, en lui même, de produire cet équilibre89. Cette définition est fort intéressante, mais le juriste peut tout de suite y détecter deux graves imperfections pour le droit moderne. La première tient au doute qu’inspire l’aspect peu scientifique de la régulation appliquée au droit en l’état actuel de sa pratique. La seconde tient aux valeurs morales qui sont consubstantielles à la règle de droit. Comment la régulation transmet-elle le juste à la règle de droit chargée de mettre en oeuvre une politique? Un petit retour en arrière s’impose sur les origines de la régulation. Initialement et dans un contexte d’esprit de système, la notion de régulation est apparue avec la Cybernétique, la robotique de Norbert Wiener. Mais, à vrai dire, et bien avant l’avènement de l’ère robotique, les hydrauliciens de toutes les civilisations cherchaient eux aussi à réguler des fluides. Mais on observera que la régulation restait dans son domaine qui est celui du machinisme. Quelle ne fut sûrement pas la surprise des rédacteurs de traités sur l’hydraulique de voir un beau jour leur instruments conceptuels utilisés pour la conduite d’un Etat. Il suffisait tout simplement de se référer à l’étymologie grecque du mot hydraulique pour mesurer l’ampleur de la révolution en cours. Hydraulique vient de Hydros (eau) et de aulos (flute), ce qui implique donc un fonctionnement à l’aide d’un liquide dans un conduit… Voilà qui aurait du faire réagir les démocrates les plus orthodoxes ainsi que les spécialistes des droits de l’homme. Mais non, le ravalement d’un peuple à l’Etat de fluide hydraulique n’était pas dans l’esprit des légistes une inconstitutionnalité infamante. La régulation n’ayant pas rang dans la hiérarchie des normes, elle pouvait user de son pouvoir de séduction et irradier tout le système juridique. Ceci étant, les chantres de la régulation pouvaient, du moins dans leur idéologie affichée, être soupçonnés au départ de louables intentions. Pour remédier aux déficits de légitimité abyssaux de la classe politique, l’idée de créer des régulateurs, c’est à dire des autorités administratives indépendantes composées de «sages» crédités d’une expertise incontestée était une bonne idée. Mais la régulation reste un concept extrêmement difficile à juridiciser90 et elle est en ce sens l’alliée du libre-échange puisqu’elle lui permet de justifier la déréglementation de l’économie tout en maintenant tout de même l’idée qu’un ordre juridique informel et bienveillant est à l’oeuvre. La régulation est en tout cas la preuve manifeste de la crise que traverse l’intérêt général, crise perçue comme un scepticisme aigu des modalités classiques d’intervention de l’Etat (et pour cause, après avoir été idéologiquement discrédités, les textes permettant de défendre l’intérêt général ont été abrogés sans pour autant que soit créé au niveau européen le même arsenal juridique). On notera cependant que l’idéologie libérale du libre-échange reposant sur le postulat simplement supplétif de l’action administrative dont la seule mission ne serait plus que de pallier l’éventuelle et passagère défaillance des mécanismes économiques naturels commence à éveiller de sérieux doutes91. Même la banque mondiale après avoir longtemps prôné un Etat minimal souligne dans un rapport de 1997 l’importance du rôle de l’Etat quand bien même il n’est toujours envisagé que comme un «régulateur»92. Les défenseurs de la régulation admettent qu’elle est en crise et qu’elle doit maintenant intégrer les problèmes de risques systémiques93. Il reste donc de ce débat que l’intérêt général défendu par l’Etat nous semble irréductible. Preuve a été faite de la supériorité de l’Etat et de son action sur l’économie au nom de l’intérêt général lors de la crise financière de 2008. Il reste que la défense de l’intérêt général par les moyens classiques d’intervention de l’Etat ne devrait pas se cantonner aux circonstances exceptionnelles. Pour finir, on remarquera que les vrais spécialistes de la régulation ayant une approche scientifique, c’est à dire les hydrauliciens spécialistes du génie mécanique, trouveraient surement parfaitement insoutenable que l’on désigne par régulation ce qui est effectivement pratiqué en droit94.

    Ces problèmes d’harmonisation et de complémentarité du droit économique international avec le droit européen impliquant des problèmes de compétitivité pour les entreprises européennes n’ont pas laissé les parlementaires européens indifférents. En effet, dans une résolution du Parlement européen du 24 avril 2008  intitulée « sur la voie d’une réforme de l’Organisation mondiale du commerce »95, les députés européens soulignent que l’OMC est la seule organisation mondiale habilitée à élaborer des règlementations qui ne fasse pas partie de la famille des organisations des Nations-unies et, par conséquent, que l’action de l’OMC reste cantonnée au seul domaine de la politique commerciale. Ils invitent donc la Commission à inscrire ce problème structurel en tête des priorités de l’ordre du jour de la réforme de l’OMC. Ces mêmes députés invitent à examiner en profondeur la question d’une meilleure intégration des préoccupations non commerciales dans le champ d’application des règles de l’OMC, afin de permettre aux membres de poursuivre des objectifs politiques légitimes tout en préservant l’accès au marché. Ils soulignent, à cet égard, que les efforts visant à adopter des critères internationaux devraient être soutenus fermement par l’Union et que l’aide nécessaire devrait être accordée aux pays en développement pour leur permettre de respecter ces critères. Enfin, le parlement européen est d’avis, dans un souci de cohérence entre le système des Nations-unies et l’OMC, que le défi le plus ambitieux sera pour l’OMC de garantir que les règles commerciales respectent pleinement la législation en matière de droits de l’homme ainsi que les critères sociaux et environnementaux. Allant dans le même sens, le même jour, donc le 24 avril 2008, le Parlement européen adoptait par 530 voix pour, 14 voix contre et 9 abstentions, une résolution sur l’accord de libre-échange entre la CE et le Conseil de coopération du Golfe (CCG), déposée par la commission du commerce international. Dans cette résolution, le Parlement estime qu’un accord commercial avec le CCG est un complément utile au système multilatéral de l’OMC, à condition qu’il aille bien au-delà des réductions des droits de douane et qu’il aborde les conditions qualitatives liées aux échanges commerciaux, y compris les dispositions opérationnelles sur les droits de l’homme et les normes sociales et environnementales. Mais ne nous leurrons pas, ce qui compte avant tout pour l’Europe, c’est le débouché commercial qu’il faut à juste titre favoriser face à la concurrence notamment des Etats-Unis et des pays asiatiques. Les parties du texte sur les droits de l’homme, les normes sociales ou environnementales resteront lettre morte si la compétitivité à l’exportation des entreprises européennes devaient s’en ressentir.

Conclusion

    Cette étude en appelle une autre consistant à s’interroger sur les extrêmes limites de la liberté qu’il peut être accordé par la puissance publique au marché. Le marché peut-il exister en tant que tel sans puissance publique souveraine de son organisation et de son fonctionnement? Est-il possible à la puissance publique « Etat » d’exister en tant que telle si elle n’arrive plus à subordonner le marché à son autorité pour éviter ses excès96?

    Les négociateurs de l’OMC quels que soient les pays ou les zones économiques qu’ils représentent ont jusqu’à présent toujours agit par intérêt et non par intelligence. L’intérêt commandait que l’Europe entre en guerre économique pour ne pas  abandonner le marché mondial aux Etats-unis. L’intérêt commandait que la Chine fit son entrée à l’OMC puisqu’elle représentait un nouveau marché pour les occidentaux et qu’elle allait devenir l’atelier du monde à bas coût. L’intérêt commandait que la liberté maintenant mondiale pour la circulation des capitaux serve à échapper à l’impôt des pays développés. L’intelligence, elle, commande de remarquer que le contrat social d’un Etat fondé sur l’intérêt général envisage tous les aspects de la société comme un tout indissociable. La même intelligence commande que les libertés économiques soient juridiquement construites par des Etats dotés de tous les attributs de la souveraineté. Une Europe qui revendiquerait sa très forte diversité et identité culturelle et son originalité juridique pourrait peut être arriver à subordonner à son autorité l’économie et la finance. Les termes de l’échange mondial pourraient s’en trouver inversés. Il suffirait pour cela d’opposer des droits de douane aux pays qui ne respectent pas les droits fondamentaux qui ont fait l’Europe. L’Etat fédéral européen se construira-t-il par la souveraineté de son marché?

Christophe LEROY

Maître de conférences à l’Université Paris 12 Saint-Maur (UPEC).

20 mars 2012